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Abdelhamid Benzine

Vous avez rencontré Kateb Yacine vers 1940...

Abdelhamid Benzine. Oui, vers 1942-1943, et depuis nous n’avons pas cessé de nous croiser... Son père était oukil judiciaire, le mien commis de cadi, ensemble ils tapaient les dominos au café de Bougaâ, ex-Lafayette. Yacine entrait au collège, où j’étais déjà, et son père m’a demandé de lui donner des cours de mathématiques. On se voyait en salle de permanence, il me montrait les poèmes qu’il publiera plus tard dans Soliloques. Il était déjà génial, je ne comprenais pas le sens de tout ce qu’il écrivait, il avait une maîtrise peu commune de la langue française. Il faut se rappeler les années quarante, la famine, les bons de rationnement. On échangeait nos versions de latin ou de français contre du pain et du chocolat, on faisait du trafic avec les colons riches. Je parlais à Kateb de la révolution. Il m’accompagnait dans les champs. Sur les bords du Boussellam, on observait les défilés paramilitaires des fourmis rouges et des fourmis noires... Quand je me rappelais les recommandations de son père, je faisais un peu de paternalisme, j’étais son aîné de trois ans ! Il était généreux et comprenait, parce qu’il avait de l’avance sur moi. On parlait évidemment de tout, sauf de mathématiques ! En 1945, deux flics sont venus m’arrêter en classe, je croisais Yacine au commissariat quand on m’emmenait à la torture. J’ai fait une année de prison, lui, dès qu’il a été libéré, était parti pour Annaba. Je l’ai perdu de vue.

Pour vous retrouver à Alger républicain ?

Abdelhamid Benzine. On s’est croisés tout le temps... Il a été à Alger républicain à partir de 1948, j’étais alors clandestin dans le Constantinois. J’ai rejoint Alger républicain en 1953. Kateb m’y a retrouvé en 1962, il était venu avec M’hamed Issiakhem. Il était là, il repartait... Il m’a fait parvenir son article sur les Indiens de Guelma... Avec M’hamed et les copains, il allait en cachette au bistrot. C’était l’époque où Ben Bella avait interdit l’alcool, alors on servait l’anisette dans des tasses à café... Ils étaient tous là... les buveurs de café !

Vous avez un peu le même itinéraire, tous deux vous êtes passés du nationalisme au communisme...

Abdelhamid Benzine. Oui, mais Kateb beaucoup plus tôt que moi, et chacun a milité à sa manière. Moi dans les appareils, lui, qui avait plus de génie, a milité en restant lui-même, dans la douleur, car il a beaucoup souffert. Après Alger républicain, de nouveau nous sommes séparés. Je ne l’ai revu qu’à ma sortie de la clandestinité en 1974, je suis allé voir sa pièce la Guerre de deux mille ans et nous avons passé la soirée ensemble... J’ai entendu récemment à Alger, sur RFI, qu’il comptait parmi les dix écrivains du siècle... L’Algérie... L’Algérie... Combien de Kateb Yacine ont-ils été étouffés ? Dire que certains ne voulaient pas qu’il soit enterré à El Alia, à Alger... Ce n’est pas simplement sur le plan littéraire, le poète, le dramaturge... l’homme tout court, l’homme, maigre mais beau, d’un courage rare qui n’était en rien démonstratif, tout à l’intérieur, un noud de souffrances. Ce courage discret c’est le plus grand courage. Il était un homme de courage. Les drames de sa famille, sa mère folle, travailler comme ouvrier agricole en exil et écrire Nedjma, aller en Égypte insulter les dictateurs arabo-musulmans, déclarer qu’il n’était ni arabe ni musulman mais algérien...

Vos derniers souvenirs...

Abdelhamid Benzine. En juillet 1989, nous sommes intervenus ensemble à la radio, par téléphone, sur le multipartisme. Quelques semaines après, je lui rendais visite avec Sadek Hadjerès, qu’il n’avait pas revu depuis trente-trois ans. Il était malade, fiévreux, mais l’a reconnu. Trois jours après, il était évacué sur la France. Lors de la reparution d’Alger républicain, il m’a envoyé un mot. Il ne pouvait pas être là, mais me demandait de publier son poème de 1958. C’était juste avant sa mort... Il a trouvé le moyen de se faire enterrer un 1er novembre. Il y avait des femmes, c’était la première fois que des femmes allaient à un enterrement. Il y avait des jeunes de tous les coins d’Algérie. Ils avaient trouvé in extremis un imam pour réciter la fatiha car beaucoup avaient refusé de le faire, et c’est Ahmed Akache, ancien secrétaire du PCA, Parti communiste algérien), qui a prononcé l’oraison funèbre. C’était un enterrement joyeux. On a chanté l’Internationale et des chants patriotiques, et les femmes poussaient des " zgharits "... C’était curieux, il y avait la douleur immense de la perte, mais on ne pleurait pas, on était fiers. C’était un enterrement génial, génial comme l’était Yacine.

Propos recueillis par S. A. l’Humanité

 
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